Conservation marine: des pêcheurs relâchent une tortue Luth à Campo

Une scène remarquable s’est produite dans le village Itondè, situé à 8km de Campo, un arrondissement au sein du département de l’Océan , environ 81 km de Kribi. Des pêcheurs séjournant dans un campement de fortune, installés au bord de l’eau, font une découverte aux premières lueurs de cette journée du 26 septembre 2025: une tortue Luth (Dermochelys coriacea), la plus imposante des tortues marines.

La prise s’est faite dans les filets de Mpindè, jeune pêcheur d’une trentaine d’année, originaire du village Ebodje, accompagné de son frère cadet, Cédrick Foubouri. Le pêcheur artisanal, qui exerce cette activité depuis son adolescence , raconte: « aux alentours de 6h 30, on l’a trouvé prise dans nos filets, une grosse masse noire à la peau luisante, nous avons compris que nous avions capturé une « Ndiva », comme on l’appelle en Iyassa, notre langue maternelle. Elle ne bougeait presque plus, sûrement elle s’est débattue toute la nuit. On a hésité à la toucher n’importe comment, pour respecter les consignes données par les techniciens de l’ONG Tube Awu. Mais son regard porté sur nous était rassurant, comme si elle savait qu’on pouvait l’aider. »

Cédrick quant à lui a eu la frayeur de sa jeune carrière de pêcheur:  » il nous a fallu batailler dur avec le courant d’eau pour la ramener à la plage. Notre pirogue à moteur a dû bruler plus de 15L de carburant, sur seulement 2km , pour la sortir de l’eau, tellement elle pèse! et une fois sur les berges, il a fallu l’intervention de 10 hommes, tous pêcheurs, pour la débarrasser du filet dans lequel elle s’était entremêlée, et la mettre à l’abri, la retourner sur le dos, pour qu’elle ne rentre pas dans l’eau, avant l’intervention des agents de la conservation qui œuvrent au sein de l’ONG Tube Awu. »

Cédrick Foubouri.

La tortue Luth (Dermochelys coriacea) est la plus grande des tortues marines. Elle peut peser jusqu’à 950 kg et parcourir des milliers de kilomètres entre les côtes africaines, sud-américaines et européennes. Mais elle est aussi gravement menacée :par la pollution plastique, les prises accidentelles dans les filets, et la destruction des sites de ponte.

Le Cameroun fait partie des territoires de migration de la tortue Luth, dans la période allant d’octobre à avril, principalement pour des raisons de nidification et d’alimentation. Seulement, pour des facteurs que l’on peine encore à identifier, la fréquence d’apparition de cette espèce de tortue n’est plus régulière. Il est déjà arrivé qu’une saison de ponte se déroule sans qu’aucune tortue Luth ne soit observée dans le Parc Marin Manyangue na Elombo Campo. Cette situation attire particulièrement l’attention de Tube Awù , qui continue de travailler chaque jour à impulser un changement dans les pratiques et les mentalités locales en faveur de la préservation de la biodiversité marine, dont les tortues marines. Venu sur les lieux de la prise accidentelle de cette matinée du 26 septembre 2025, Yves Mondjeli, responsable du programme tortues marines à Tube Awu , a procédé au protocole d’usage (prise des dimensions, observations de l’état de santé du reptile capturé, prélèvement des épibiontes pour analyse).

Yves Mondjeli, et l’équipe de Tube Awu sur les lieux de la prise accidentelle.

Préserver la tortue luth n’est pas seulement un acte de compassion envers une espèce menacée, mais surtout une nécessité écologique, économique et culturelle. En effet, la tortue Luth joue un rôle clé dans la régulation des populations de méduses, dont elle se nourrit principalement. Sans elle, ces dernières prolifèrent, déséquilibrant ainsi les chaînes alimentaires. Car notons-le, les bancs de méduses concurrencent les poissons pour la consommation du plancton, affectant ainsi la pêche artisanale, et donc la principale source de revenus des populations locales.

Kouatcha Yvan, étudiant en Master 2 de recherches à l’Université de Douala, à la faculté des Sciences, a perçu cette prise accidentelle comme un coup de bol pour les travaux de recherche qui l’on conduit à effectuer un stage professionnel de 6 mois, dans les bureaux de Tube Awu, à Ebodje. Il nous a confié:  » je mène une étude sur les épibiontes des tortues marines de passage au sein du Parc Marin Manyangue na Elombo Campo. Cet échouage de tortue Luth nous a permis d’effectuer des prélèvements, pour documenter une recherche qui n’a pas encore été conduite au Cameroun. C’est une immense fierté de constater que cette saison de migration 2025- 2026 nous apporte des données clés, pour identifier les lieux d’alimentation des tortues, mais aussi la trajectoire de navigation de ces dernières. »

Prélèvement des épibiontes.

Il est important de souligner que la présence de ces épibiontes est un signe de bonne santé des tortues, car seules les individus présentant des signes favorables sont colonisés. L’étude des épibiontes des tortues marines dans le Parc Manyangue na Elombo à Campo est d’une importance scientifique et écologique majeure. Ces organismes — algues, crustacés, mollusques, vers, etc. — qui vivent accrochés à la carapace ou à la peau des tortues, offrent une fenêtre unique sur la santé des tortues, des océans et des écosystèmes côtiers. Les épibiontes sont des micro-écosystèmes mobiles, sensibles à la pollution chimique (métaux lourds, hydrocarbures), à la température de l’eau, ainsi qu’à la salinité et l’acidité des océans. Étudier leur diversité permet de surveiller la santé des eaux côtières du parc, notamment dans les zones de ponte et de passage des tortues.

L’équipe de Tube Awu aux côtés du pêcheur Mpinde, procède à l’évaluation des dégâts causés par la prise accidentelle, en vue d’une compensation en terme de remplacement du matériel endommagé.

Grâce à l’appui de Tube Awu, la conservation de la biodiversité marine et côtière prend une nouvelle forme : participative, culturelle et surtout communautaire. Les pêcheurs deviennent des sentinelles de l’océan, formés à reconnaître les espèces protégées, à adapter leurs techniques, et à transmettre le message de la préservation de l’écosystème du marin côtier aux générations futures. Selon l’UICN, la tortue Luth est classée en danger critique d’extinction dans l’Atlantique , car sa population a chuté de plus de 60 % en 30 ans. Par ailleurs, les sites de ponte sont menacés par l’urbanisation et l’érosion côtière, ses œufs sont très souvent pillés, et les adultes capturés accidentellement sont exploités pour la vente illégale. Chaque individu relâché est une victoire pour la conservation de la biodiversité marine et côtière.

Ange ATALA